Carnet d'auteurs: Turing Machine - Partie 2 (2/2)

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L'histoire de Turing Machine (2/2)  

Racontée par les auteurs du jeu: Fabien Gridel et Yoann Levet.


Fabien: Voici le mail que j’ai reçu de Christian le 3 décembre à 19h54 heure française: 

Yoann: Fabien m’a inclus dans la conversation et nous lui avons donc répondu que nous allions nous voir avec Fabien pour qu’il teste cela et que nous allions préparer un prototype viable avec quelques parties de démos pour lui envoyer. Pressé par cette demande, je suis allé voir Fabien à Lyon avec le proto sous le bras il allait jouer pour la première fois à Turing Logic. Nous étions le 4 décembre 2019 à 14H20. 

Fabien: Yoann bosse dans une boutique. Quand il me dit qu’il doit absolument venir, qu’il prend sa demi-journée et se fait le trajet, clairement je me dis que y’a un truc. J’ai les gosses, c’est le mercredi après-midi. il m’explique. On joue. Y’a le moment où je réalise :  c’est parfait. On parle du tour de jeu, de ses plaquettes, et déjà de ce qu’on va proposer et montrer et à qui. Je vais donc chez Yoann le week-end suivant, ordinateur dans la sacoche pour préparer une dizaine de parties à envoyer. 

Yoann: Après quelques semaines de réglages et surtout la sélection de quelques parties à inclure avec le prototype, le prototype s'envolait vers le Canada, direction Scorpion Masqué. 


Le 3 janvier 2020 un prototype de Turing Logic partait au Canada
 

Après de nombreux échanges par mails, de réponses aux nombreuses questions que l’équipe éditoriale se posait, de visio pour mettre au clair certains points, nous avons fini par recevoir ce mail de Christian : 

“Bonjour Messieurs, 
Bon. Après réflexion. Après avoir vu votre travail hallucinant. Après avoir lu vos réponses. Je peux vous dire que j'aimerais faire ce jeu.” 

Être auteur de jeu pourrait se résumer à cela, à la volonté de recevoir ce genre d’email ! 

“TL est un jeu original, agréable, intelligent, tendu, au matériel singulier, avec une belle courbe de progression, qui donne l'envie de revenir. C'est un défi. On ne peut pas vous promettre des ventes de 300 000 unités (personne ne le peut), parce que ça demeure un jeu niché, vous le savez déjà, mais je peux vous promettre une super édition, qui fera en sorte que le jeu atteigne son plein potentiel.” 

Et je crois que l’une des meilleures idées que nous avons eu sur ce projet, c’est de se dire que SM était l’éditeur idéal pour ce jeu et de leur avoir dit un grand OUI ! 

MAIS COMMENT ÇA MARCHE ? 

Je me suis longtemps posé la question s’il fallait ou pas livrer le secret du fonctionnement des plaquettes. Je sais que certaines personnes comprennent tout le système ou au moins une partie aussitôt qu’ils ont le matériel en main, mais qu’en est-il de ceux qui ne comprennent pas ? Déjà veulent-ils le savoir ? 

Cela me fait penser à l’analogie avec la magie, j’ai appris quelques tours de magie à une époque (c’est d’ailleurs Fabien, encore lui, qui m’avait transmis cette passion), et de mon côté je ne pouvais pas m’empêcher de révéler le fonctionnement des tours. (Il est vrai qu’on a quelques passions communes ! On en parle de la domotique ?) 

Dans certains cas cela pouvait décevoir les gens car on n’imagine pas comme le truc derrière un tour de magie peut être tout simple. Comme pour la magie, j’ai envie de le dévoiler, ceux qui ne veulent pas savoir n’auront qu’à sauter ce passage. Mais je me dis que le plus important est que surtout, même en connaissant comment cela fonctionne, cela n’empêche pas de profiter parfaitement de Turing Machine (je connais tout le système par cœur et cela ne pose aucun problème pour y jouer et ne m’apporte aucun avantage). 

Je vais présenter une version simplifiée du système. Admettons que vous ayez un système de code à 2 chiffres, et que chacun des chiffres peut avoir une valeur entre 1 et 3. 

Tous les codes possibles sont donc : 

11 
12 
13 
21 
22 
23 
31 
32 
33 

Cela fait 9 codes possibles (3x3). Admettons que vous placiez chacun des codes sur un quadrillage de 3x3 : 

 

Si je voulais créer les plaquettes Turing Machine de ces codes j’aurai besoin de 3 plaquettes pour la première position et 3 plaquettes pour la deuxième position. Prenons l’exemple de la plaquette qui teste la valeur 1 de la première position du code.
Il me suffit de faire une plaquette avec un trou à chaque fois qu’il y a un 1 à la première position du code : 

 

La plaquette ressemble donc à ceci : 

 

Et si on voulait la plaquette qui teste la valeur 2 de la position 2 du code : 

 

Ce qui donne cette plaquette : 

 

Et si on superpose ces deux plaquettes sur notre carte du début : 

 

Il n’y a qu’un seul code visible, et c’est justement celui correspondant à l'assemblage des deux plaquettes. C’est exactement ce principe qui est repris dans Turing Machine mais avec un nombre de plaquettes et de valeurs possible bien plus grand. 

Et puis dans ce cas de figure j’ai rangé les codes dans l’ordre, ce qui vous fait un peu mieux comprendre pourquoi mes premières versions des plaquettes avaient cet aspect : 

 

Il me suffit de mélanger les codes présents sur la carte pour avoir des plaquettes qui ressemblent à cela : 

 

Sauf que ce mélange n’est pas fait au hasard. Il a fallu que je développe un algorithme spécifique pour cela. Il fallait en effet respecter plusieurs contraintes, qu’il n’y ait jamais de trous plus grands que deux espaces consécutifs, que deux trous ne soient pas adjacents en diagonale, et pour finir que l’on ne se retrouve pas avec un trou en forme de L. En effet, cela aurait fait une zone d’accroche qui aurait pu rendre le matériel plus fragile en glissant les cartes les unes aux autres. Je suis plutôt fière de cet aspect du jeu, de la réalisation de ces plaquettes. Ce sont les fichiers de tracés directement sortis de mon algorithme qui ont été utilisés pour la production de celles-ci. Il ne fallait en effet pas qu’il y ait une intervention humaine pour la création de celles-ci car le risque aurait été de mal placer ne serait-ce qu’un seul trou et de se retrouver avec des réponses incorrectes de la machine. 

Tout cela ne vous explique pas comment sont réalisées les cartes vérificateurs du jeu, celles qui ont des petites cases vertes et rouges mais je pense que cela vous en donne une vague idée. Je me propose de garder le mystère sur cette partie là mais il faut savoir que c’est également un algorithme spécifique qui a permis de les créer, les classer, les numéroter et que là aussi ce sont les fichiers de mon algorithme qui ont été utilisés pour la production de celles-ci. 
 

Je peux quand même vous livrer quelques secrets de celles-ci : 

Pourquoi y a t-il 4 numéros sur chacune des cartes vérificateur ? 

C’est une question qui revient souvent. Je vais essayer de vous l’expliquer sans dévoiler certains secrets. Mais soyez rassuré, ce ne sont pas des secrets vitaux pour le jeu. Certains joueurs ont parfaitement compris comment fonctionnaient ces cartes et ont affirmé qu’ils appréciaient le fait qu’il y ait 4 numéros (c’est le cas de Tom Vasel par exemple, un très célèbre youtubeur américain qui est un grand fan des jeux de déduction). Et surtout cela n’empêche pas de jouer à Turing Machine de connaître ces secrets, je connais par cœur tous les rouages du fonctionnement du matériel et cela ne me donne aucun avantage par rapport à d’autres joueurs. 

Pour faire simple et sans rentrer dans les détails, il serait catastrophique qu’un joueur retienne un des numéros d’une carte vérificateur. Admettons que vous ayez un joueur avec une super mémoire et qu’il se rappelle que l’on ait mis telle carte à tel endroit. Ce joueur va donc se rappeler des réponses que cette carte lui a donné. Si plus tard, dans une autre partie, il retombe sur cette carte, il connaîtra déjà certaines des réponses. Le fait qu’il y ai 4 façons de mettre en jeu une même carte rend cette possibilité de mémorisation impossible. Pour la plupart des gens cette chose est inutile mais sans spécialement faire cela pour les génies de la mémoire, il peut parfaitement arriver qu’un joueur retienne un numéro de carte par inadvertance parce que c’est son numéro fétiche par exemple. Et surtout c’était simple à ajouter sans retarder la mise en place car il vous suffit d’orienter le paquet sur la bonne couleur au départ et de rechercher toujours sur ce côté. Il y a d’ailleurs un détail rigolo sur cela : Si vous orientez une carte de la mauvaise manière dans le paquet, cela saute aux yeux car sur le côté du paquet on aperçoit les traits de couleur des cartes. 

Dernière petite anecdote au sujet des cartes vérificateur : Pourquoi doit-on cocher la position d’une carte au feutre sur celle-ci. Vous n’êtes pas obligé de le faire (en solo ou avec peu de joueurs je ne le fais pas), mais le pire qui puisse arriver dans une partie de Turing Machine est qu’un joueur replace sa carte au mauvais endroit. C’est un cas qui arrive rarement car il faut que deux joueurs se trompent en même temps mais cela nous est arrivé pendant le développement et rien de plus frustrant que de se retrouver avec une partie qui n’a pas de solution avec des cartes qui répondent des choses contradictoires. Nous avions étudié de nombreuses options et celle-ci était la plus simple que nous avons trouvé. 
 

Il y a des dizaines d’autres sujets que nous pourrions aborder sur le développement de Turing Machine. Il nous a fallu plus de deux ans de travail pour que le jeu arrive à sa version finale. Tout le travail avec l’équipe du Scorpion Masqué s’est fait à distance, nous ne nous voyons en vrai qu’à l’occasion des très gros festivals (Cannes, Essen, Paris est Ludique), encore que pendant cette période Covid, nombre d’entre eux ont été annulés. C’est donc par e-mail ou visioconférence que nous échangions le plus. Au plus fort du développement nous avions une visio par semaine et parfois plus lorsque des sujets importants étaient en question. Pour ma part je me suis occupé de la réalisation des algorithmes et de tous les tests matériels concernant les plaquettes et les cartes vérificateur et j’estime avoir passé plus de 1000 heures à le faire. 

J’ai même beaucoup fait évoluer mes procédés de fabrication des cartes perforées. Au début j’utilisais l’impression 3D, c’était long et peu précis. Assez rapidement j’ai décidé d’utiliser un autre procédé de création des plaquettes, j’ai utilisé une découpeuse équipée d’une lame de cutter : 

 
Pour passer ensuite à de la découpe laser, permettant alors d’avoir une qualité de fabrication de prototype idéale : 


 

Ces deux photos me font d’ailleurs penser à une question : Pourquoi être passé de 4 numéros à 3 numéros sur le code à trouver : 

Comme vous l’avez vu sur certaines des photos ci-dessus, le prototype initial proposait de trouver un code à 4 chiffres. Si nous avions décidé de rester sur un code à 4 chiffres il aurait fallu des plaquettes beaucoup plus grandes, plus nombreuses et avec des trous beaucoup plus petits. Nous nous sommes même posé la question sur le nombre de valeurs que pouvait prendre chacun des chiffres. A une époque, les valeurs commençaient à zéro. Je trouvais cela pertinent au moment où le jeu avait un thème. En effet, dire qu’il n’y avait pas de poule était quelque chose qui n’était pas compliqué et que je trouvais élégant. Lorsque nous avons abandonné l’idée d’un thème d’énumération, nous sommes tout de même restés pendant un moment sur le fait d’avoir le zéro. Je pensais que cela avait l’avantage de rendre le jeu d’apparence plus simple car les valeurs n’allaient que jusqu’à 4. Sauf que le fait que ce soit difficile et pas naturel de se dire que la valeur zéro est paire (parce que dans un casino, à la roulette, le zéro n’est ni paire ni impaire pour faire gagner la banque), nous avons donc décidé de l’abandonner pour prendre des valeurs de 1 à 5. 

Pour ce qui est du nombre de positions dans le code, nous nous sommes rendu compte dans le développement que la richesse du jeu était dans le fait qu’il fallait trouver des affirmations et pas dans le fait que le code final soit plus ou moins compliqué. Le fait de passer à trois positions a eu de nombreux avantages : Cela rend la manipulation des plaquettes plus aisée (elles sont plus petites, les trous sont plus grands). Et surtout cela ne change en rien la qualité des défis à résoudre. Par exemple sur le critère Triangle plus petit, égal ou plus grand que 3. Peu importe que le code ait 10 valeurs possibles, il n’y a que trois choix au final. 
 

Et le tour de jeu ? 

Le tour de jeu de Turing Machine paraît être une évidence de simplicité mais cela n’a pas été aussi facile d’y arriver. Longtemps pendant le développement, nous avons essayé différents modes qui avaient plus ou moins d’interaction. Dans celui que nous avons gardé le plus longtemps et que certains ont pu essayer lors du salon de Cannes 2021, il y avait une interaction forte et on pouvait parfois choisir des numéros qui pouvaient bloquer d’autres joueurs. Sauf que ce n’était vraiment pas l’esprit de Turing Machine. Avec Fabien, notre volonté en faisant Turing Machine était de proposer un jeu de déduction sans le défaut de certains autres jeux de déduction. Le fait que parfois, on ne puisse pas obtenir les informations que l’on cherchait à cause du choix des autres joueurs (et souvent à cause du hasard car ce n’était pas la volonté des autres joueurs), faisait que l’on se retrouvait avec un jeu très hasardeux et dans lequel un joueur pouvait parfois perdre la partie par malchance. Nous avons donc décidé de perdre un peu d’interaction mais que chacun des joueurs ait un choix parfait. L’avantage du tour de jeu actuel est qu’en plus les joueurs jouent en simultanés et cela accélère les parties. Pour nous, il fallait absolument que la performance d’un joueur soit essentiellement liée à ses choix. La phase la plus critique de Turing Machine est la phase dans laquelle le joueur choisit le code qu’il va proposer, et cela ne devait souffrir d’aucune interférence. 
 

Et après?

Fabien: Fanfaronner serait facile. Presque indécent. Pourtant, maintenant, il est évident que Tutu est un succès. Un peu comme une “ola” dans un stade, nous avons vu la ferveur monter. C’est lent, mais ça monte, ça monte, et quelque part, ça nous submerge. 

Tout d’abord, dans les retours parfois timides que le Scorpion nous faisait des premiers salons où ils montraient le jeu qui en était à ses balbutiements. Et puis, tout doucement, certains ludologues nord-américains sont épatés devant le proto… Mais la vague a vraiment pris de l’ampleur lors du premier test public début juillet au festival Paris Est Ludiques 2022. Le proto est final, les joueurs conquis, les animations organisées par les Scorpions pour faire découvrir le jeu dans les lieux parisiens attirent. Bref; ça sent bon. 

On nous glisse que les distributeurs sont enthousiastes sur le projet. Mais la vague s’accélère un mois plus tard car début août : c’est la Gen Con. Des joueurs ont précommandé des boîtes. Les Scorpions ont fait venir en express des exemplaires pour satisfaire les joueurs et ne pas rater l’évènement. L’attente est au max (file d’attente, tout ça) et nous on est à fond derrière nos écrans, en train d’attendre fébrilement les retours sur BGG. 

Tout est vendu, tout est parti. Les joueurs adorent. Yo est au taquet sur BGG pour répondre aux joueurs US. Aucun bug recensé, un exploit vu le défi qu’impose Tutu en termes de production. 

On croit que la hype est à son maximum, mais Essen va tout emporter. Pour nous, c’est un peu le rêve. Ça parle de Tutu partout. Les joueurs sont déchaînés et toutes les boîtes sur le salon se vendent en un rien de temps. Les démos sur le stand font découvrir Tutu à plein régimes, et on passe brièvement premier au classement FairPlay du salon le samedi (une consécration). 

La vague grossit. Le jeu touche bien au-delà de sa première cible. On voit des enfants et des familles y jouer. Les distributeurs à l’export veulent le jeu. Tutu va donc avoir également une très belle carrière à l'international. La vague grossit si vite que toutes les boîtes du premier tirage sont épuisées en un temps record. 

On découvre épaté qu’il y a un public pour les jeux exigeants. Loin du tout facile, du tout rapide et du tout immédiat. Loin des jeux vite appris, vite joués, vite oubliés… 

Simon (du Passe-temps) parlant du Tutu à la radio déclare qu’il faut “saluer l’audace d’un éditeur pariant sur l’intelligence des joueurs”. C’est ça que je veux retenir de Tutu, et le pari est gagné. 


La version francophone de Turing Machine est à nouveau disponible en boutique.

 

Retour sur la première partie du carnet d'auteurs. 

Posted by jbouhnik@randolph.ca

À propos de Scorpion Masqué

Le Scorpion Masqué est un éditeur de jeux québécois basé à Montréal membre du Groupe Hachette. Depuis 2006, leur passion est de concevoir des jeux de qualité pour les enfants, les adultes et toute la famille avec pour mission de créer des moments mémorables pour tous. Avec plus de 40 jeux publiés, le Scorpion Masqué est désormais reconnu à l’échelle internationale avec une présence dans plus de 45 pays, et plus de 2.5 millions de jeux vendus depuis sa création. Parmi les succès récompensés du Scorpion Masqué : Zombie Kidz Évolution, Decrypto, et Turing Machine