Est-ce que la création, quelle qu’elle soit, devrait être rémunérée à l’heure?
L’article de Mathieu Baiget décortiquant les droits que retire un auteur de la vente d’un jeu a secoué quelque peu la blogosphère ludique l’été dernier. L’auteur y souligne à quel point il est loin de pouvoir vivre de ses créations, malgré des ventes de 5 000 exemplaires de son jeu. Je vous invite à le lire ici.
J’aimerais aujourd’hui ajouter la perspective d’un autre intervenant, celui de l’éditeur. Notez bien que tout ce que j’affirme ici n’est valable que pour le Scorpion Masqué et que la situation varie énormément en fonction des éditeurs, plus grands ou plus petits.
Ça coûte combien, développer un jeu?
La réponse dépend de l’éditeur et du projet… Au Scorpion Masqué, nous publions environ 3 jeux par année, ce qui, avec le développement, la logistique, la vente, la mise en marché, la production, etc., nous occupe à temps plein. Pour être honnête, il faut préciser qu’une part de notre travail consiste à rééditer et à maintenir vivants les anciens titres. Supposons que sans cette charge, nous pourrions publier 3,3 jeux.
J’évalue les frais fixes du Scorpion Masqué à 400 000 $ (266 000 €) par année, répartis entre les salaires, la location d’un bureau, l’informatique, les déplacements dans les salons, etc. Ce qui signifie que développer un jeu nous coûte près de 80 606 € – mes lecteurs québécois me pardonneront de continuer dans cette devise seulement. Ce montant ne comprend ni les illustrations ni le coût de fabrication. Si je calcule un profit très approximatif de 3 € par jeu (prix de vente moins la fabrication, le transport et les droits d’auteur), le Scorpion Masqué doit donc vendre 26 666 exemplaires d’un jeu avant de voir le premier euro de profit pour ce projet. Et les illustrations ne sont toujours pas payées. À ce moment des ventes, l’auteur a déjà touché plus de 13 000 € (calcul réalisé en fonction d’un jeu à 20 € taxes incluses en boutique).
Évidemment, certains jeux demandent plus de travail que d’autres. Zombie Teenz Évolution a certainement exigé beaucoup plus d’investissement qu’un autre titre comme Le monde est fou. Ce coût de 80 000 € ne constitue qu’une moyenne.
Par conséquent, nous ne signons que pour des jeux dont nous pensons pouvoir vendre minimalement de 30 000 à 35 000 exemplaires. Contrairement à quelques très rares éditeurs pouvant compter sur des titres se vendant à 80 000 exemplaires par année de façon récurrente, nous pouvons difficilement nous permettre de signer un jeu QUE parce que nous avons un coup de cœur. En raison de notre structure, il nous faut un potentiel commercial, en plus du coup de cœur!
L’article de Mathieu Baiget évacue malheureusement une question cruciale…
À partir de combien de jeux vendus par année un auteur devrait-il pouvoir gagner sa vie de ses créations? Quel succès devrait “normalement”, “moralement” lui garantir de quoi vivre? Il faudrait y répondre en précisant le prix du jeu, car l’auteur ne touche pas autant sur un jeu à 10 € que sur un autre à 60 €.
Au Scorpion Masqué, en dessous d’une vente moyenne de 26 666 exemplaires de TOUS nos jeux (à un prix moyen de 20 € taxes incluses), nous fermons boutique. Nous arrêtons de faire des jeux. Nous devons nous trouver un autre métier. Point final.
Appliquons le même barème à un auteur : s’il peut vendre 26 666 exemplaires des 3 jeux qu’il peut créer chaque année s’il s’y consacre à temps plein – une production qui m’apparaît fort raisonnable dans ces circonstances –, vit-il correctement? Selon mes calculs, cela lui donne un salaire annuel brut de 39 000 € (mes lecteurs européens me pardonneront – au Québec, quand on parle de salaire, c’est toujours le montant annuel brut). Pas mal, non?
L’autre question qui tue… Est-ce que la création, quelle qu’elle soit, devrait être rémunérée à l’heure? Pour ma part, j’ai écrit un recueil de poèmes alors que j’étais aux études. Calculons que ça m’a pris quatre semaines de travail à temps plein, soit 140 heures. J’ai vendu 120 exemplaires de mon recueil, ce qui en fait un bon vendeur à l’échelle du Québec (on vendait en moyenne 100 exemplaires d’un livre de poèmes à l’époque). Avec des droits d’auteur de 10 % sur le prix public (1,20 $ par livre), cela représente… 120 $, soit 80 €, soit 0,57 € par heure travaillée. Et pourtant, la rémunération des auteurs de livres est beaucoup plus élevée, en pourcentage sur le prix de vente final, que celle des auteurs de jeux.
Personne ne s’attend à ce que j’arrive à en tirer un salaire suffisant pour vivre des ventes de mon recueil de poèmes. Et c’est la même chose pour plusieurs écrivains, musiciens, peintres, etc. Devrait-on traiter autrement l’auteur de ce produit culturel qu’est le jeu en lui garantissant un “salaire” sur ses heures travaillées? Ne faut-il pas atteindre un seuil “raisonnable” en termes de succès pour légitimement prétendre qu’on mérite d’en vivre? Par ailleurs, le système actuel ne permet-il pas de gagner beaucoup plus, par heure travaillée, si jamais le jeu connaît un immense succès?
Une fois par mois, le Grand Boubou du Scorpion partage ses réflexions d'éditeur avec vous. De l'évolution du marché à la rédaction des règles, en passant par les mécanismes de jeux.
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