Faire simple, c’est compliqué ! Ou le casse-tête de la direction artistique d'un jeu d'ambiance sans thème
Comme souvent au Scorpion Masqué, le processus de création des visuels de ce jeu a été plus proche d’un travail collaboratif que d’une “œuvre” pouvant être revendiquée par une seule personne.
Pour les visuels du jeu, le résultat final est une vraie fusion entre le travail de l’illustrateur (mon ami de longue date Nils, artiste vétéran du jeu vidéo, illustrateur de 3 de nos jeux précédents), le graphisme moderne de notre designer graphique bi-classé dessinateur Sébastien, et les visions de Christian (Grand Boubou Scorpion Masqué) et de moi-même (directeur créatif, un titre peu connu dans le milieu du jeu de société qui désigne mon implication au carrefour du visuel et de l’expérience de jeu).
Cette boîte (et ce graphisme) en apparence si simple est en fait un travail remis sans cesse en question, reposé à plat et repensé en permanence pendant 3 mois. Un investissement totalement déraisonnable pour un “bête” jeu d’ambiance grand public. Mais voilà, faire simple… c’est compliqué ! Surtout quand on se pose trop de questions et qu’on n’a pas envie de faire comme tout le monde… !
Avec ou sans thème, votre jeu ?
Si tu fais un jeu de zombie, tu colles un zombie et une cheerleader avec une hache sur la couverture et basta. Si tu fais un jeu medfan, tu mets un nain, une elfe et un chevalier, et puis t’es couvert. Tu choisis si ton jeu a besoin d’un visuel plus sérieux ou plus cartoon et clic clac, dans ma baraque pour les éléments qui composeront la couverture (oui, je sais, ce n’est pas si facile, mais permettons-nous de caricaturer pour la démonstration).
Les personnages que l’on voit sur ces couvertures sont des “avatars” des joueurs, les personnages fantasmatiques qu’ils vont incarner pour la durée du jeu.
Mais le jeu sans thème n’a justement rien à représenter! Alors, quoi mettre?
Quand tu fais un jeu d’ambiance avec des mots, tu t’adresses à un public très large qui s’attend à un type de visuel assez restreint et que tu peux facilement effrayer. Et c’est facile de se perdre en route à tout vouloir réinventer.
Si tu mets “trop” de thème dans ton jeu d’ambiance et de mots, en ajoutant des vaisseaux spatiaux, des astéroïdes et des lasers, plus personne ne comprendra dans quelle catégorie se trouve ton jeu. Et tu risques de perdre en chemin les personnes réfractaires à ton choix (“J’aime pas les Star Wars!”).
Si tu es trop “pareil aux autres”, en faisant ce que tout le monde fait (un gros titre de couleurs voyantes sur un fond de couleurs...), tu tombes dans l’anonymat, tu te noies dans les centaines de jeux oubliés avant d’être sortis, syndrome du “il faut faire ce qui marche”.
Depuis quelques années, le jeu d’ambiance avec des gros mots s’est taillé une place en établissant lui aussi un code graphique.
Oui, c’est 3 fois le même jeu...
Le public amateur de jeux d’ambiance ne s’attend pas à ça :
À mon sens, Trapwords est bien réalisé, mais tu ne sais pas vraiment à quoi t’attendre avec cette illustration. C’est fort probablement trop “thématisé”. Tu t’aliènes plus de monde que tu n’en attires.
Ce qui présente un gros risque de tomber dans le trou noir entre jeu d’ambiance et jeu à thème...
Quand Repos Prod avec arrivé avec cette couverture minimaliste, beaucoups criaient au suicide commercial.
Et pourtant, le succès fut au rendez-vous...
Et quelques couvertures dans cette lignée se sont démarquées plus récemment...
Faisons un petit exercice :
Quelle est la dernière couverture de jeu d’ambiance sans thème qui vous a plu ? Je veux dire, que vous avez remarquée, que vous avez trouvée belle ? Souvent, comme on dit au Québec, “elles font la job”, mais elles ne marquent pas les esprits. On comprend à quel type de jeu on a affaire et elles ne nous repoussent pas, sans pourtant nous attirer spontanément!
Tout ça pour dire que cette catégorie de jeux nous a toujours donné du fil à retordre au Scorpion Masqué. Avec la quantité de sorties, faire comme tout le monde n’est-il pas plus risqué que de tenter des trucs ?
À vouloir nous démarquer, nous avons donc erré avec un succès mitigé à la recherche de la formule différente…
Puis nous avons fini par mieux centrer à qui nos jeux s’adressaient :
Fort du succès (pas gagné d’avance) pour les couvertures de Decrypto et Stay Cool (déjà une collaboration avec Nils), et tout succès amenant une trilogie, nous voulions pousser encore plus en avant notre avantage avec nos bonhommes “vieux cartoon”, qui portent des gants blancs!
Dans un jeu sans thème, le personnage... c’est “vous”
Christian et moi, nous aimons “les bonhommes”. On aime la personnalité qu’un personnage peut apporter. Et c’est aussi plus facile à identifier et à mémoriser : “tu sais le jeu avec le chien vert ?” devrait être plus efficace que "tu sais le jeu où on doit deviner les mots grâce à d’autres mots ?". Dans Master Word, un des joueurs est un guide; pourquoi ne pas jouer là-dessus ?
Mais ajouter un personnage, c’est casse-gueule (une fille, un garçon ? vieux, jeune ? Noir, Blanc, Asiatique ? habillé style banlieue, hipster, campagne ?). Est-ce que ce personnage sera suffisamment “vous” pour que vous vous identifiiez ?
Eh oui, rappelez-vous, si vous jouez à un jeu à thème, le personnage sur la couverture (barbare, astronaute, paysan médiéval…) est un avatar que vous incarnerez. Il n’a pas besoin d’être vous, il doit satisfaire votre fantasme (de puissance, de noblesse, de fourberie, etc.).
Mais si le jeu n’a pas de thème, le personnage humain de la couverture, c’est forcément “vous”, et le style ou le choix de cette représentation pourrait vous empêcher de vous identifier… Vous vous rappelez que les humains sont souvent sous forme de silhouettes uniquement ?
Comment créer un personnage qui ne soit ni un avatar ni “vous” ? Une sorte de mascotte ?
Est-ce un objet (comme la bombe de Stay Cool ou l’ordinateur de Decrypto) ? Ou un animal humanisé, grand classique du dessin animé et de la BD depuis plus de 100 ans?
Le renard est un choix naturel pour un personnage malin dans un jeu où on va avoir une part de réflexion. Mais voici venir le souci numéro 2 de la représentation dans un jeu d’ambiance plutôt adulte : est-ce que ça ne sera pas trop enfantin ?
Christian et moi avons parié que si notre personnage est un mélange de style rétro à l’extrême mélangé avec un style un peu street et appuyé par un graphisme adulte et moderne, ce doute sera écarté. Un travail de référence à des univers connus des adultes aidera ces derniers à se l’approprier.
Les classiques :
Les modernes dans le style classique :
Street creds avec 123Klan (basés à Montréal) :
Les premiers croquis de Nils étaient trop mignons, trop enfantins :
Un guide encore trop gentil et mignon :
Retour à la planche à dessin ! Plus taquin et street !
Taquin à souhait !
Logo et Packaging
Le personnage est donc dans la droite ligne rétro de Decrypto et Stay Cool... Mais cette fois, nous visions un graphisme hyper épuré et un fond de boîte blanc pour assurer un contraste très fort avec les jeux du même genre, la boîte blanche étant maintenant bien implantée sur les étagères de jeux. Pourtant, comme on l’a vu plus haut, les amateurs de jeux de mots et d’ambiance préfèrent en général les couleurs et les lettrages cartoon.
Ce contraste est aussi important pour créer un visuel moderne, fun et engageant, malgré le choix du noir et blanc rétro pour la mascotte et du blanc pour le fond.
Le choc entre graphisme et personnage casse l’image enfantine que projette habituellement une mascotte animale.
Le personnage étant un mélange de rétro et de moderne, le titre devait aussi suivre cette tendance. Ça tombe bien, une mouvance un peu hipster suit exactement ce genre d’influences.
Ce ne fut pas une mince affaire de trouver un visuel épuré et efficace pour la boîte (notre dossier “couv” contient 80 itérations différentes, sans compter les versions de Nils!!!!).
Recherches préalables de Nils dans un style “That’s all folks” :
Le nez dans le guidon, il nous a fallu l’œil neuf de l’auteur qu’avait Gérald (un peu inquiet de la direction iconoclaste que nous poursuivions) pour nous faire comprendre que notre version intermédiaire était trop fade. Et des discussions avec José de Asmodée et Tom Vuarchex, notre illugraphiste préféré, pour nous pousser à ajouter le contour et les étoiles rouges qui ajoutent de la couleur et font plus le lien avec la notion de jeu d’ambiance.
Trop fade !
Perfecto !
On peut aussi noter que pour le rouge, nous voulions utiliser une couleur pantone fluo proche de la couleur néon des Joy-Con Switch, mais que l’usine n’a jamais réussi à trouver l’encre pouvant donner ce résultat. Nous nous sommes donc rabattus sur un rouge plus classique !
Le reste du matériel de jeu est à l’avenant et suit la direction posée par la boîte. Deux couleurs, rouge et noire, simple et efficace. La petite tête de renard sur le sabot de carte permet de distinguer le devant du derrière. Les cartes de notes pourraient être toutes blanches, mais une légère grille en pointillés et le petit pouce visualisant l’emplacement du joker leur donnent un look élégant et les lient au reste du matériel de jeu.
Faire simple, c’est compliqué
Et voilà un résumé de nos pérégrinations en équipe, de nos doutes, de nos remises en question, de notre processus pour atteindre, on l’espère, un visuel qui n’est pas un bête calque de visuel rétro d’autrefois mais qui s’en inspire, et le reconstruit en quelque chose de frais et de moderne. Qui se démarque de ce qui se fait, tout en restant dans le goût des gens appréciant les jeux d’ambiance.
Pour survivre à ce genre de processus, chacun doit remettre son ouvrage sur le métier sans cesse, tant que le but n’est pas atteint. On doit s’attendre à secouer un peu les gens conservateurs. Il faut une direction claire dès le début, une bonne connaissance de la réaction des gens, une bonne intuition et une forte confiance dans le fait que le but que l’on s’est fixé fonctionne et est atteignable.
Et le pire dans tout ça c’est que c’est pareil du côté du game design… Mais ceci est une autre histoire.
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